[...] Je suis en marche avec un petit groupe de migrants du Honduras, à la sortie d’un premier secteur de 30 km de forêt tropicale. Une petite ouverture apaisante avant de replonger pour une marche forcée de 60 km au cœur de la canicule humide (40°C/100%) dans des conditions terribles, poursuivi par des mafias. Les fermetures de frontières, l’augmentation des polices et des contrôles, ne réduisent en rien le besoin de fuir leurs conditions de vie pour ces réfugiés du désespoir. Que faire lorsque l’on rentre chez soi et que l’on découvre la tête coupée de son mari posée sur la table ? Que ses deux parents viennent de se faire tuer à coup de machette pour 10 dollars ? Que gagner 2 dollars par jour pour manger n’est même plus possible puisque les mafias vous ont blacklisté, car vous refusiez de leur en laisser la moitié ? Ce sont les histoires de personnes avec qui j’ai marché. Qu’aurions-nous fait, puisque ni police ni justice ne sont plus là pour nous protéger ? Comme elles, comme eux, nous aurions fui. Par peur. Par besoin. Par rage de vivre malgré tout. Comme à d’autres époques de notre histoire. Sans penser aux frontières, aux risques, aux polices ou aux contraintes. Mais parce que le choix n’est plus possible. Non, aucune fermeture de frontière ni aucun mur n’a jamais pu empêcher le rêve d’une vie apaisée, d’une vie, tout simplement. Elles ne font qu’augmenter la clandestinité, la terreur, en donnant un pouvoir monstrueux aux mafias et à la criminalité. Chaque garde en plus, chaque mètre de barrière, c’est une augmentation brute des profits et du pouvoir d’organisations criminelles qui s’installe durablement dans nos paysages et la perte d’un peu de notre âme, de notre humanité.
Ils n’ont pas fait le choix délibéré de quitter les terres de leurs ancêtres, leurs mondes, pour entamer un trajet qu’aucun film d’horreur ne saura jamais retranscrire et se jeter dans ces camps sans âme que nous bardons des murs de nos peurs. Ils sont partis parce que rester, c’était mourir.
C'était en été 2019. Je n’oublie aucune d’elle, aucun d’eux.
Le 26 janvier, la cours suprême américaine a durci les conditions d'accueil des migrants aux USA. L'Europe discute d'une réduction de cota et le camp de Lesbos ressemble, selon Jean Ziegler, à des camps de concentration. Au delà des mots certes fort, il n'en reste pas moins que Lesbos est un enfer où s'entassent des milliers de personnes dont l'espoir n'est même plus une option. La question n'est pas de savoir si nous devons "accueillir toute la misère du monde" selon la formule consacrée. Elle est de savoir ce que nous désirerions si, comme en 40, comme à d'autres période de notre propre histoire, nous devions fuir à notre tour. Et de s'en souvenir au moment d'accueillir celles et ceux qui ont aujourd'hui tout perdu.
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